La quête des ciseaux disparus - Aïedal Morang'dar -

La grande table d'ivoire était d'un blanc tellement éclatant que l'on pouvait s'y voir dedans. Ce qui en passant ne servait pas forcément à grand chose, puisque aucun membre du conseil ne prêtait attention à cette oeuvre d'art, ce chef d'oeuvre du mobilier. La main couverte de cicatrices reposait sur la matière froide, ses doigts épais pianotant avec une nervosité non dissimulée, si rapidement qu'il n'était pas possible de suivre le mouvement à l'oeil nu. Soudain, tout s'arrêta. La main s'abattit à plat sur l'ivoire blanche, la paume solidement plaquée contre la table. Un ange passa. Au sens propre du terme.
La grande prêtresse venait de rentrer dans l'immense salle, mettant fin aux rares conversations isolées entre les membres du conseil présents. La main quitta la table. Allen se leva.

Comme à son habitude, l'ange affichait un regard impénétrable, mais pour qui la connaissait, on devinait aussi dans les commissures de ses lèvres un sourire énigmatique prompt à énerver le guerrier. Elle se dirigea directement vers lui, ce qui ne sembla pas le surprendre plus que ça. Ils s'affrontèrent du regard pendant quelques secondes, debout l'un en face de l'autre, avant que la prêtresse ne prenne la parole d'une voix emplie de sagesse :

« Je t'ai encore eu petit humain !
_C'est pas possible, j'y crois pas...
_Si si ! Une elfe figure-toi !
_Damnation... Mais pourquoi j'ai accepté ça ?
_Parce-que les humains courent vers leur perte, comme à leur habitude voyons... Alors maintenant...
_Absolument pas ! Il me reste encore deux heures pour trouver un pigeon !
_Quel mauvais perdant tu fais... Un pari est un pari petit humain.
_Et des règles sont des règles. J'ai encore deux heures.
_Et où comptes-tu le trouver ce pigeon ? Dans les membres du conseil ?
_Pourquoi pas ? »

Le regard d'Allen se détourna, avant de répertorier les quelques membres du conseil présents dans la pièce. Tous plus rusés et puissants les uns que les autres. Ce n'était pas pour rien qu'ils siégeaient à la tour blanche...
Mais alors que le guerrier allait abdiquer auprès de la mystérieuse prêtresse, les lourdes portes de chêne ne laissant pénétrer que les élus s'écartèrent lentement...

† Il faisait froid. Terriblement froid. Aïedal, habitué depuis son plus jeune âge à la chaleur étouffante des terres démoniaques avançait avec peine dans un univers inconnu, aussi blanc qu'aveuglant, aussi froid qu'hostile. Ses pas cessèrent finalement de tracer des sillons d'empreintes dans la poudreuse glacée pour enfin percuter avec un bruit sec les dalles de pierre précédant l'entrée imposante de la Tour des Âmes. Il s'arrêta l'espace de quelques secondes, perdant son regard dans les hauteurs, essayant vainement de percer le voile de brume cachant à sa vue le sommet majestueux de la tour. Un soupir de satisfaction fit flotter autour de sa tête un nuage de vapeur, témoignage de la puissance qui brûlait en lui, tandis qu'il reprenait sa progression jusqu'à l'arche monstrueusement grande s'ouvrant sur la tour. Nul garde à l'entrée, nulle barrière de protection, aucun sortilège de défense n'était apparent. Mais les résidents de ce lieu imposant en avaient-ils seulement besoin ? Ou peut être qu'il y avait bien des protections magiques, mais trop subtiles pour le Démon ? Quoi qu'il en soit, il franchit les doubles portes sans aucune difficulté, projetant sur les carreaux glacés du hall son ombre, qui était tout sauf inquiétante. Il ne rencontra personne de prime abord, les étages inférieurs étant vides. Mais au bout de cinq ou six cents marches gravies, enfin, Aïedal croisa quelques moines. Il les questionna rapidement pour savoir à qui se présenter, leur expliquant qu'il avait eu " l'intuition " de se rendre ici (il ne pouvait pas révéler qu'il était un nécromancien et que c'était l'âme de son père qui lui avait dit que sa place était dans cette tour !). Un seul homme encapuchonné daigna lui répondre, lui indiquant dans un grognement l'une des salles supérieures comme étant celle où on l'attendait. Déjà essoufflé, Aïedal soupira une nouvelle fois et entrepris de continuer l'ascension vertigineuse.

† Environ quinze minutes plus tard, il parvint sur le seuil richement décoré que le moine lui avait décrit. Tout joyeux d'être enfin arrivé au terme de sa montée plus que laborieuse, il sourit de toutes ses dents et poussa le double battant. Dans un grincement, les deux portes de chêne s'ouvrirent en grand et dévoilèrent une assemblée de créatures toutes plus remarquables les unes que les autres. La moitié ne faisant pas attention à lui, le jeune démon entrepris de se faire remarquer rapidement, pour ne pas avoir à courir entre chaque représentant et répéter ses questions plusieurs fois. C'est donc avec un sourire jusqu'aux oreilles qu'il s'avança d'un pas rapide près de l'imposante table d'ivoire, écartant les bras en signe de paix, débutant les présentations d'une voix puissante :

- Bonjour à tous Mes Dames, Mes Seigneurs ! Je me nomme Aïe...eeeeeeeh !

† Oui, avancer vite et les bras écartés démontre d'une certaine assurance. Mais aussi d'une grande stupidité quand un tapis centenaire n'attend qu'une inattention de votre part pour vous faire un croche-pieds sournois. Les quelques personnes s'étant retournées sur les premières paroles du Démons ne virent rien et mirent cette soudaine exclamation de voix sur le compte d'un quelconque mage en plein délire psychotique. Les autres fixèrent un instant le Démon allongé au sol et reprirent leurs conversations comme si de rien n'était. Aïedal se releva péniblement, les joues pourpres de honte, cherchant maintenant à se faire tout petit dans cette assemblée majestueuse. Cependant, une femme peu habillée s'avança vers lui, les deux ailes fixées dans son dos argumentant chacun de ses pas par un petit sursaut.

- Bienvenue Aïedal. Nous t'attendions.

† Le Démon la dévisagea tout en marmonnant une réponse, ne pouvant s'empêcher de faire un pas en arrière, ébloui qu'il était par l'assurance déconcertante de l'Ange.

- Comment connaissez vous mon nom ?

- Nous savons tout de toi, jeune démon. Ta place est ici, comme chacun des membres de cette tour. N'aie crainte, nous t'expliquerons tout ce dont tu as besoin de savoir.

† Elle jeta un regard en arrière, aussi subtil que gracieux, attirant l'attention d'Aïedal sur un guerrier à l'air réjouit. Puis elle s'écarta légèrement, dévoilant également aux yeux du Démon le reste de la salle, toute de blanc décorée, mais néanmoins sobre et élégante. Ne sachant pas trop que faire, Aïedal s'approcha de l'homme, n'osant pas le fixer dans les yeux, s'attardant longuement sur son armure polie par le temps et les combats. Lorsque le guerrier bougea de quelques centimètres, ne faisant aucun bruit dans son armure impeccablement entretenue, le jeune Démon leva les yeux sur lui.

Un très très large sourire s'afficha sur le visage d'Allen, le genre de sourire qui s'étale d'une oreille à l'autre, qui fait penser à un chat qui s'apprête à déguster une souris alors que la principale concernée ne le sait pas encore. Bon sang, pour une fois qu'il avait de la chance ! Il se racla un peu la gorge, prit une petite inspiration, puis, tentant de réprimer le ton réjoui transpirant dans sa voix, il prit la parole.

« Bienvenue, toi, ô grand démon des terres du sud ! »

Quelques rires moqueurs fusèrent dans la salle du conseil, les autres membres visiblement très amusés par cette démonstration de négociation toute en finesse et en subtilité. Le visage du guerrier se ferma, et devant ses yeux gris passa un voile sombre qui dévoila un instant toute la sombre puissance cachée derrière ce masque d'innocent. Sa main se leva. Le silence se fit.

Le sourire revint.

« Hum... Je disais donc, sois le bienvenu ! Ton arrivée est un miracle... Oui, c'est le cas de le dire. J'ai en effet une mission de la première importance à te confier ! Vois-tu, quelque part dans la banlieue de Ghyelle se cache une paire de ciseaux extrêmement importants pour l'avenir de notre monde ! Ils sont gardés par une terrible sorcière logeant tout au bout de la vingtième rue, au numéro 45... Pour réussir ta quête, il te faudra faire preuve de ruse, de courage et de détermination, à présent va fier aventurier ! »

Allen saisit alors le jeune démon par la capuche de son manteau, le souleva et le « raccompagna » ainsi très gentiment jusqu'à la grande porte. Avant de le lâcher cependant, il ajouta dans un souffle :

« Pour info, ta quête devra faire cinq posts d'un minimum de trente lignes chacun, ou un seul de 150 lignes, à ta guise. Tu ne devras surtout pas tuer la sorcière, je te le déconseille très fortement si tu veux la moindre récompense... Une fois les ciseaux en ta possession, viens me les remettre à la salle du conseil. Si tu ne m'y trouves pas, rends-toi au Palais de Ghyelle et demande le conseiller Destrys, en précisant que cela concerne une quête, on te mènera à moi... »

Après quoi il laissa tomber le petit démon dans le couloir et lui referma les portes au nez. Il se tourna vers la prêtresse, et lui lança un regard assassin.

« Deux heures tu disais ? »

- Bienvenue, toi, ô grand démon des terres du sud !

† Aïedal s'étonna de la prestance avec laquelle l'homme l'apostrophait. D'ailleurs presque toute l'assemblée semblait pareillement surprise car ils rirent de bon cœur. Un seul geste du guerrier mit fin aux moqueries, preuve irréfutable de son importance au sein de la Tour. L'homme lui souhaita à nouveau la bienvenue avant d'enchainer aussitôt sur une annonce plutôt surprenante. Une mission fut confiée à Aïedal. Le démon, plus que surpris, ne put répondre aussitôt. Ne venait-il tout juste pas de se présenter ? Et déjà on lui confiait une quête « de la première importance » ! Il n'en saisit pas tous les détails, trop abasourdi pour réfléchir correctement, mais se retrouva tout à coup soulevé de terre comme un nourrisson, et reconduit gentiment à la porte. Durant les quelques secondes d'extrême honte où ses pieds ne touchèrent plus le sol, les joues d'Aïedal furent teintées d'abord de blanc (incompréhension), puis de rouge (honte), puis de vert (mal de l'air), à nouveau de rouge (étouffé par la cape tendue sur son cou), et enfin de violet (mélange de tous ces états précédemment décrits). Lorsqu'enfin ses fesses s'écrasèrent sur les dalles froides et que son nez rencontra un événement inattendu (à comprendre un battant de porte se refermant sur lui), le jeune démon put enfin mettre de l'ordre dans ses idées. Aussi résuma t-il son périple ainsi :
Primo : il traversa une immense étendue gelée pour se rendre là où son destin l'attendait.
Deuzio : il gravit des centaines et des centaines de marches dans une tour presque vide de tout intérêt.
Tercio : il rencontra plusieurs de ces entités appelées « Membres du Conseil » dont il espérait à la base obtenir des réponses à ses multiples questions.
Quarto : il récupéra une quête dont il ignorait tous les détails ou presque, avant de se faire jeter dehors d'une façon peu honorable.
Quinto : il devait à présent redescendre des centaines et des centaines de marches dans une tour presque vide de tout intérêt...
Ce dernier point en particulier l'affligeait tout juste. Mais à peine. Un petit peu, quoi. Bref, légèrement. En tout cas, suffisamment pour faire une toute petite, minuscule, infime dépression, et se jeter dans le vide avant de s'être immolé par le feu et de s'être arraché les bras à coup de dents...

† Aïedal redescendit donc cet escalier maudit en se remémorant le dialogue avec le guerrier. Il devait trouver des ciseaux -aussi magiques soient-ils- gardés par une sorcière suffisamment puissante pour recourir l'utilisation d'un larbin. Donc pas pourvue d'un pourvoir exceptionnel. Et le larbin en l'occurrence était Aïedal. Il connaissait son adresse : tout au bout de la vingtième rue, au numéro 45. La seule condition qu'il avait reçu était de ne pas tuer la sorcière. Donc inutile de penser à utiliser son esprit magique pour ses divinations... Tant pis ! Le guerrier n'ayant pas précisé l'état dans lequel devait se retrouver la mystérieuse femme, Aïedal pourrait certainement à défaut s'amuser un peu avec elle avant de récupérer l'objet.

† Il réfléchissait encore à tout cela lorsque ses pas le menèrent aux doubles portes, grandes ouvertes. Il sortit dans la rue encore ensoleillée malgré l'heure tardive et entreprit d'arrêter les passants pour s'informer sur la situation géographique de la vingtième rue. Aucun paysan présents aux alentours de la Tour des Âmes ne savait où elle se situait, certains même allant jusqu'à dire qu'elle n'existait pas. Alors le Démon s'enfonça beaucoup plus dans la cité de Ghyelle. Au bout d'une demie heure de questions, il dût se rendre à l'évidence. La vingtième rue n'existait bel et bien pas ! Chacune des personnes qu'il avait arrêté, nobles, guerriers ou paysans, lui avaient répétés la même chose. Dans la banlieue de Ghyelle, les rues allaient jusqu'à la dix-septième. Dans les quartiers chics, il y avait beaucoup plus de ces rues principales, mais elles étaient nommées différemment, avec plus de prestige qu'un simple numéro. Étonné et fatigué de chercher, Aïedal se réfugia dans la première taverne visible, ruminant dans son esprit en particulier l'envie de tordre le cou du guerrier qui s'était payé sa tête.

† Tard dans la nuit, buvant tranquillement sa greidnwouirt menthe-abeilles brulante, les oreilles captant au vol différentes conversations toutes plus anodines les unes que les autres, le démon laissa deux pièces de cuivre sur le bar, et s'apprêta à rejoindre sa chambre réservée plus tôt. Un éclat de rire retentit, gras et suivit de plusieurs quintes de toux. L'homme plus large que haut s'esclaffait, se moquant ouvertement de son compagnon de tablé. Il pointait sur lui son doigt boudiné, crachant entre deux glaviots des mots emplis de mépris. Aïedal traversa la salle sans y faire attention, cela n'étant que trop banal dans une taverne. Mais lorsque les mots « dix-neuvième rue », « crétin », « caché » et « aveugle » parvinrent à ses oreilles, il changea aussitôt de direction. Il ne s'était pas arrêté, continuant sur sa lancé comme si de rien n'était, n'éveillant ainsi pas les soupçons. Il saisit une chaise vide au passage, la traina vers la table du duo et s'installa sans gêne. Jamais il n'aurait fait cela dans les terres démoniaques. Bien trop timide, bien trop craintif, il aurait préféré rester dans son coin plutôt que de provoquer une bagarre. Mais ici, chez les Humains, il n'avait plus peur. C'est donc avec un sourire chaleureux qu'il commanda trois ouisquikhi bleu glacés à la serveuse qui se faufilait entre les tables, et entama la conversation.

- Messieurs, je crois que nous avons des secrets à nous dévoiler !

- Qui t'es toi !?

On n'a pas de secrets nous !

- Je suis sûr du contraire..!

Parlez moi donc de la dix-neuvième rue !

† Les deux hommes, aussi répugnants étaient-ils, détenaient d'importantes réponses. Le plus petit ne savait pas grand chose d'utile, si ce n'était des ragots et autres rumeurs. Par contre, le gros, lui, connaissait parfaitement son sujet. Après quelques heures d'interrogation ponctuées par autant de verres vidés que de sueur écoulée, le jeune démon soupira de contentement tout en balançant sa chaise sur deux pieds, posant les siens sur le lit en piteux état de sa chambre. Il vida le fond de sa dernière chopine, s'essuya les lèvres d'un revers de manche, et révoqua l'âme du défunt. Puis il promena son regard dans la pièce, un petit peu gêné de la nouvelle décoration qu'il avait dû mettre en place. Dès le moment où il quitterait cette pièce et que quelqu'un d'autre y entrerait, Aïedal serait très certainement recherché. Pour meurtre, ou bien crime contre l'humanité, ou encore toute autre sottise inventée par l'Homme pour se faire du mal. Et même si les deux corps étendus au sol étaient à présent quasi inidentifiable, la moitié de la taverne situé juste en dessous de la chambre avait vu monter Aïedal accompagné de deux hommes connus pour être tapageurs. Le jeune démon devait prendre des précautions. Redescendre dans la rue en traversant seul la salle bondée allait attirer inévitablement l'attention. Il n'aurait pas fait trois cent mètres que des cris auraient retentis dans toute la ville. L'idée de tuer tout le monde dans la taverne lui traversa un instant l'esprit, mais essayer d'ôter la vie à une cinquantaine de personnes tout en les empêchant de hurler et de se défendre en même temps lui parut tout à coup assez présomptueux. La seconde solution, qui rejoignait la première en fait, était de mettre le feu à toute la bâtisse. Les témoins auraient disparus dans les flammes en même temps que les deux corps. Et en même temps qu'Aïedal... Non, décidément il ne trouvait pas de solution convenable. Et puis, sortir simplement par la sortie de secours au fond du couloir était bien trop discret et trop ennuyeux. Non, vraiment, il n'arrivait pas à se décider. Il tenta vainement de creuser un tunnel avec son verre vide pendant quelques secondes, avant de se rappeler qu'il était à l'étage. Il essaya de traverser le mur de brique en se jetant dessus, et rebondit bien évidemment dessus. Il poussa alors le mur de toutes ses forces, mais il ne bougea pas d'un pouce. Il hésita un instant à appeler le serveur pour lui demander d'alléger le poids du mur pendant qu'il s'enfuyait, mais il se rendit vite à l'évidence : faire alléger le mur par le serveur était physiquement impossible, puisqu'il s'agissait d'une serveuse ! Quoique cela pouvait toujours s'arranger avec un coup d'épée bien placé, se tenta t-il. Bref, il était temps de partir.

† Tout naturellement, Aïedal referma la porte de la chambre dans son dos et descendit l'escalier de bois, se rendant donc directement dans la taverne. Tous les regards se tournèrent vers lui et le silence se fit. Les yeux le dévisagèrent de haut en bas, s'attardant très longuement sur les nombreuses tâches de sang souillant les affaires du démon. N'ayant toujours pas remarqués celles-ci, il eu un léger instant d'hésitation, mais continua son chemin, s'attendant à tout instant à se faire arrêter dans sa progression. Et ce fut le tavernier qui s'acquitta de cette épreuve, barrant le chemin du démon de son gros ventre souillé par toute sorte de boissons. Faisant une bonne tête de plus qu'Aïedal, celui ci dû lever les yeux vers le visage joufflu de l'homme, qui l'observait d'une œil suspicieux.

- Qu'est-il donc arrivé aux deux hommes qui vous accompagnaient ? Cela a t-il un rapport avec tout ce sang présent sur vos vêtements ?

† Pas un bruit ne courait dans l'assistance. Une mouche aurait pu lâcher une flatulence, tout le monde l'aurait perçue. Et sentie. Mais ce n'est pas le sujet. Aïedal répondit très franchement au tavernier, ne cherchant pas à mentir :

- Ces deux... hommes... ne sont plus. Les réponses qu'ils m'ont données furent appréciables, et je me voit dans l'obligation d'aller vérifier leurs dires de ce pas. Si vous comptez m'en empêcher, de quelque façon que ce soit, votre état corporel ne sera guère mieux que le-leur. Il rajouta avec un détachement non feint. A ce propos, vous devriez donner une jolie prime à la femme de chambre lorsqu'elle se sera occupée de la mienne.

† Le silence revint. Les gens retenaient leur souffle. Le barman vrillait ses yeux plissés dans ceux d'Aïedal, respirant à peine. Puis soudain, l'univers explosa. Des dizaines de cris retentirent, perçant les tympans des plus âgés. Des chaises volèrent, et se brisèrent, de même que des chopes, des fûts et des tables de bois. Quelques uns s'effondrèrent dans la cohue, baignant de sang le sol crasseux de la taverne. Les hommes bousculèrent Aïedal, l'empoignant à pleine mains, le dirigeant de force en direction du bar. Ils hurlaient tous dans les oreilles du démon, tant et si bien qu'il ne comprit pas un seul mot de ce qu'ils disaient. Cependant, dans tout ce fatras, tout ce bazar, l'ambiance n'était pas vraiment négative. Au contraire, Aïedal percevait nettement de la joie dans les cris. La vaisselle cassée ? Simplement des objets jetés en l'air suite à un brusque accès de folie. Le sang ? Tout juste quelques nez laissant échapper le fluide après le chute d'un ou deux hommes ivres mort. La bousculade ? Les clients de la taverne voulant tous payer un coup à boire au démon. Les hurlements ? Des remerciements pour avoir débarrassé de ce monde deux crapules odieuses.

† Quelques heures après, totalement bourré, Aïedal se dirigeait d'un pas chancelant vers l'extrémité Nord de la dix-septième rue, s'appuyant sur les murs pour vomir, trainant sur son passage une odeur insoutenable d'alcool. Zigzaguant de long en large, s'effondrant, s'endormant, reprenant sa route dans le sens inverse, il parvint enfin au fond de la ruelle sombre. Sa tête lui tournant affreusement, il prit appuie contre le mur de briques grises et patienta quelques instants. Selon lui. Parce qu'en réalité, il s'endormit carrément pendant deux bonnes heures. Quand il se réveilla enfin, l'esprit tout juste plus clair, l'ambiance grisâtre témoignait de l'aube toute proche. Ceci finit de dé-saouler le jeune démon. Il s'enduit rapidement la main droite de suie présente en petits tas sur le sol, comme lui avait indiqué le gros-lard de la taverne, puis la posa contre le mur. Il prononça quelques mots tout bas, que je ne vous retranscrirais pas ici de peur de choquer les plus sensibles. Sans perdre une seconde, sa main traversa les briques, suivit de tout son corps. A peine eu t-il mit les deux pieds dans la dix-huitième rue qu'un rayon de lumière perça le ciel. Désormais, le passage serait fermé jusqu'à la prochaine nuit. Aïedal, coincé une journée entière dans un dédale de rue extrêmement mal famées, s'aventura à la recherche de la vingtième rue, au milieu de cadavres et de masures, les premiers aussi pourris que les secondes.

Spoiler:

† Un jour s'était écoulé, puis un autre. Le jeune Démon avait fini par mettre les pieds dans la vingtième rue, au prix cependant de gros efforts de dissimulation. Dès les premiers instants, il avait saisi l'importance de se fondre dans la masse, aussi avait-il récupéré quelque cape usée et malodorante sur un mort et s'en était déguisé. Puis il s'était glissé d'ombres en ombres, évitant au maximum chaque habitant de ces rues magiquement dissimulées. Et enfin, il se trouvait devant la maison de sa cible, et celle ci paraissait encore plus abandonnée que les autres, si c'était seulement possible. Evoluant au grand jour désormais, il sauta les flaques de boue et d'urines et s'engouffra par la porte défoncée de l'habitation.

† L'odeur lui tourna la tête, tant et si bien qu'il faillit régurgiter. Mais il se contint, allant plus avant dans les ténèbres, et tandis que son oeil s'en accommodait, il comprit qu'ici personne n'habitait, et qu'un piège était certainement à prévoir. Il continuait malgré tout son avancée, prenant garde à faire le moins de bruit possible, mais ne put retenir un éternuement dû à la poussière. Aussitôt il se figea, et s'en retourna au dehors, fuyant l'ennemi invisible qu'il redoutait.

† Mais dehors se tenait la sorcière, droite et fière dans ses habits sombres et longs. Et elle attaqua Aïedal sans même qu'il ne puisse réagir, de surprise. Et elle le plaqua au sol, se perchant sur lui tel un corbeau sur un cadavre, et posa ses mains sur ses yeux pour lui lancer un sort mortel. Le Démon arqua son dos, faisant rouler la femme maléfique par dessus lui, et se remit sur pieds. Il dégaina son épée mais n'attaqua pas, se remémorant les instructions du guerrier de la Tour. La sorcière, sentant sa réticence, en profita, et tenta de se dissimuler dans l'ombre pour mieux le prendre par surprise. Et Aïedal soupira, car il était fatigué de ce petit jeu du chat et de la souris, qui durait depuis trois jours déjà. Alors avant que la sorcière ne puisse totalement disparaitre, il lança son arme dans sa direction, touchant au but. Et comme elle s'écroulait en s'époumonant, rameutant tous les bandits et malfaisants des alentours, Aïedal se précipita et dégagea son arme. Frappée au dos, la femme demeurait couchée au sol mais se tortillait en tous sens. Le Démon la fouilla, et hormis divers objets peu ragoûtants, il trouva une paire de ciseaux rouillés, et s'en empara. Un instant avant que les voyous n'approchent, Aïedal disparaissait entre deux maisons. Alors il entendit la mise à mort de la sorcière, qui était peu appréciée parmi les Hommes, mais qui jamais n'avaient osés s'en prendre à elle. Excités par sa faiblesse, et par la possibilité de mettre ce crime sur le dos d'un autre, il la ruèrent de coups, la lapidèrent, lui crevèrent les yeux, et la écrasèrent finalement le crâne. Aïedal n'en sut rien, et continuait sa route. Le sort de cette femme lui était étranger. Lui seul avait reçu l'ordre de ne pas l'assassiner, mais d'autres pouvaient s'en charger. Ça lui était égal.

† Aussi s'en fût-il, donc, laissant la vingtième rue derrière lui, et se rapprochât de la frontière magique entre la dix-huitième et dix-septième, attendant la nuit pour pouvoir traverser. Il s'assoupit dans un coin reculé, reprenant des force après ces longues heures passées.

† Et tandis qu'une sensation désagréable le réveillait, il ouvrit les yeux sur un homme masqué d'un morceau de tissu noir le fouillant. Aïedal fut soudain emplit de toutes ses forces et repoussa l'inconnu, et se releva précipitamment. Trop tard néanmoins. Sans un bruit, l'homme masqué tourna les talons et disparu, laissant briller dans sa main le reflet de vieux ciseaux rouillés.

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